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littérature interview

Esquisse d’une littérature belge: une primeur

Par Tomas Vanheste, traduit par Thomas Lecloux
5 avril 2023 8 min. temps de lecture

Ce printemps, pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, un cycle de cours est consacré aux lettres belges. Caroline De Mulder et Yves T’Sjoen, instigateurs de cette initiative lancée aux universités de Namur et de Gand, nous en expliquent le comment et le pourquoi.

Par un après-midi de la fin de février, dans un amphithéâtre du campus Boekentoren, à Gand, le professeur de lettres néerlandaises modernes Yves T’Sjoen examine sous divers angles s’il existe suffisamment d’interactions entre les littératures francophone et flamande pour que l’on puisse réellement parler de «lettres belges». Son auditoire: un petit groupe d’étudiants et moi-même. Quelques autres étudiants malades manquent à l’appel. Ici à Gand, il s’agit d’un cours à option proposé depuis peu dans le cadre du master en littérature comparée. Le cours doit encore se faire pleinement connaître.v

Le professeur T’Sjoen a conçu ce cycle avec Caroline De Mulder, professeur de lettres françaises à Namur. Là, il s’agit d’un cours de bachelier obligatoire suivi par une trentaine d’étudiants. Une petite semaine après le cours donné à Gand, je rencontre les professeurs T’Sjoen et De Mulder (en ligne) pour leur demander ce qui les a motivés à créer ce cycle.»

Pourquoi est-il nécessaire et important de proposer un cursus de littérature belge?

Caroline De Mulder: «Parce qu’il est incroyable que cela n’ait jamais été fait. Nous comparons toutes sortes de choses entre différents pays, mais à l’intérieur de la Belgique, cela ne se fait pas. Je pense qu’il est idéal de faire de la littérature comparée dans ce pays, où nous avons une situation culturelle très spéciale et complexe, où beaucoup de contacts ont existé entre écrivains des deux régions linguistiques, et où de nombreux auteurs flamands écrivaient en français.»

Ces contacts entre écrivains des deux régions linguistiques, vous en parlez au passé. Quant à vous, Yves T’Sjoen, vous avez dit lors de votre cours: «Les écrivains, les chercheurs et les journalistes flamands et wallons ne connaissent pas la littérature de leurs homologues, car il n’existe pas d’espace culturel belge commun.» Les interactions se raréfient-elles?

De Mulder: «Il existe bien des tentatives de nouer des relations entre les deux régions linguistiques, comme le festival Flirt flamand ou la maison des littératures Passa Porta, mais dans les médias et dans la critique, les deux sphères sont très scindées. Le fait que les étudiants connaissent de moins en moins la langue de l’autre région est aussi un problème, évidemment. Autrefois, le niveau de français en Flandre était excellent. Du côté francophone, le néerlandais n’a jamais été bien maîtrisé et la situation ne s’est pas améliorée. Les élèves wallons doivent aujourd’hui choisir entre l’anglais et le néerlandais, et pour les jeunes, force est de constater que l’anglais a bien plus d’attrait. Dans un pays bilingue, la méconnaissance du néerlandais est tout de même un grand désavantage, selon moi.»

Si les interactions se raréfient et que la connaissance de l’autre langue et de l’autre culture est en recul, l’idée d’une littérature belge est-elle fondamentalement chose du passé?

De Mulder: «Au contraire, elle est chose d’avenir. Personne ne s’est encore penché sur ce qu’elle pourrait recouvrir. Nous pouvons remédier à cette méconnaissance mutuelle de nos cultures et littératures respectives afin d’en explorer les liens.»

Votre projet peut-il être qualifié de militant, de volontariste?

Yves T’Sjoen: «Je ne pense pas que notre démarche soit militante, ou «belgicaine». Nous sommes des chercheurs qui se proposent d’examiner, dans une perspective historique, les divers contacts interculturels qui ont existé dans le contexte belge. Il s’agit également d’étudier la représentation de la Belgique dans la littérature contemporaine francophone et flamande. On voit par exemple chez Koen Peeters que la Belgique fait bel et bien fonction d’environnement, que le cadre belge est représenté dans la littérature flamande et belge francophone.»

À Namur, vous proposez une liste de quarante œuvres littéraires belges. Que peut-on y trouver?

De Mulder: «L’objectif est que les étudiants lisent au moins huit, et si possible dix ouvrages du XIXe et du XXe siècles, dont au moins trois de langue néerlandaise (en version traduite, s’entend). Je souhaite qu’ils lisent d’abord les classiques, dans l’espoir qu’ils portent ensuite plus d’intérêt à la littérature flamande contemporaine. La route de la chapelle de Louis Paul Boon, Le chagrin des Belges de Hugo Claus et L’homme au crâne rasé de Johan Daisne, par exemple, figurent sur la liste.»

J’ai ouvert mon cours en demandant aux étudiants d’écrire le nom de dix écrivains belges d’expression française et de trois d’expression néerlandaise. Les résultats ont été décevants, voire pour certains incorrects. Les connaissances sont très limitées, même de la littérature belge francophone. Aussi bien du côté francophone que néerlandophone, nous nourrissons un complexe d’infériorité. Nous sommes trop peu fiers de notre culture et de nos lettres.»

T’Sjoen: «J’ai posé la même question à mes étudiants et les seuls auteurs de littérature belge francophone qu’ils ont pu citer étaient Caroline Lamarche en Amélie Nothomb.»

Vous parlez, dans le cadre de votre cours, de deux littératures marginalisées. Les littératures flamande et francophone se rejoignent-elles dans une sorte de syndrome de Calimero vis-à-vis des littératures néerlandaise et française?

De Mulder: «Je pense que le phénomène est encore plus marqué pour nous francophones, qui sommes imprégnés de la magnificence et de l’importance de la littérature française. À Paris, vous êtes immergé dans la culture et les livres. Chez nous, ce n’est pas du tout le cas, car la fierté de notre propre culture et de notre propre littérature est pour ainsi dire inexistante.»

T’Sjoen: «Méconnaître, c’est mésestimer.»

Caroline De Mulder: Aussi bien du côté francophone que néerlandophone, nous nourrissons un complexe d’infériorité

Les littératures flamande et francophone ont-elles autre chose en commun que ce positionnement permanent en comparaison de leur voisin?

De Mulder: «Je n’ai pas de réponse clé en main à cette question, car c’est précisément ce que nous sommes en train d’analyser. Je viens de donner un cours sur le naturalisme. On constate que les naturalistes belges francophones et néerlandophones ne se posent pas du tout comme élèves d’Émile Zola. Autant chez Camille Lemonnier que dans l’œuvre précoce de Cyriel Buysse –les grands écrivains naturalistes belges avec Stijn Streuvels–, on note une volonté de se distinguer, et ni chez l’un ni chez l’autre, on ne trouve la dimension scientifique du naturalisme présente chez les auteurs français. Ces écrivains se lisaient aussi mutuellement, et cela se ressent.»

T’Sjoen: «Anne Marie Musschoot, la présidente du Cercle Buysse, s’est penchée à de nombreuses reprises sur la façon dont Buysse, dans sa variante flamande du naturalisme, se détachait des idées naturalistes françaises pour s’inscrire dans le naturalisme néerlandais de Louis Couperus, Marcellus Emants et Lodewijk van Deyssel. Il est intéressant d’examiner comment certaines tendances peuvent prendre d’autres formes dans d’autres espaces linguistiques ou culturels.»

De Mulder: «Prenez le réalisme magique. En réalité, ce genre littéraire est international, mais il est présenté comme typiquement belge. Nous avons des auteurs comme Johan Daisne, dont les œuvres ont inspiré des films à André Delvaux. Celui-ci était d’ailleurs parfaitement bilingue et rassemblait les deux langues et cultures.»

Existe-t-il d’autres exemples d’interactions intéressantes entre écrivains flamands et francophones?

T’Sjoen: «Ce sont ce que j’appelle les paires. Par exemple, Une enfance gantoise de Suzanne Lilar et les écrits autobiographiques de l’autrice flamande Christine D’haen. Ou La légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster ou Une paix royale de Pierre Mertens et Le chagrin des Belges de Hugo Claus.»

Yves T’Sjoen: La littérature afro-belge présente aussi un grand intérêt: il y a beaucoup plus à aborder que la Black Vénus de Jef Geeraerts

De Mulder: «Le Gantois Jean Ray, qui écrivait aussi sous le nom de John Flanders, écrivait en français et en néerlandais. Il apparaît souvent dans les livres d’histoire, mais personne ne parle du fait qu’il écrivait sous deux pseudonymes dans les deux langues. La comparaison de ces deux œuvres serait pourtant intéressante.»

T’Sjoen: «La littérature afro-belge présente aussi un grand intérêt. Notre collègue Lieselot De Taeye donne un cours sur la littérature afro-belge néerlandophone et francophone à Namur et à Gand. Il y a beaucoup plus de matière à aborder que la Black Vénus de Jef Geeraerts, et son éviction du canon et de l’Académie royale de langue et littérature néerlandaises.»

De Mulder: «Énormément d’auteurs ont écrit sur le Congo, y compris Simenon.»

Existe-t-il dans le paysage littéraire actuel d’autres auteurs que l’on peut qualifier d’écrivains belges? Vous, par exemple, Caroline De Mulder, vous considérez-vous comme une autrice belge?

De Mulder: «Oui, mais pas seulement. Je suis née à Gand, de parents néerlandophones, et nous avons déménagé à Mouscron pour le travail de mon père. Je suis éditée en France. Oui, on peut dire que je suis un produit belge.»

Cela transparaît-il dans vos romans?

De Mulder: «Oui. Calcaire (2017) est un roman dont l’histoire se déroule près de Maastricht, dans le Limbourg, et dans lequel des expressions néerlandaises émaillent le texte français. Il parle de frontières sur tous les plans: entre les langues, les pays et les régions, et entre la surface et le niveau souterrain. Le roman a reçu le Prix Auguste Michot, qui récompense les œuvres de langue française qui célèbrent la beauté des terres de Flandre.»

Pensez-vous à d’autres écrivains actuels?

De Mulder: «Il y avait Jacques De Decker (1945-2020), qui était trilingue. Nous prévoyions de compiler ensemble une anthologie de la littérature belge reprenant à la fois les auteurs de langue française et néerlandaise, et dans les deux langues. Mais les dernières années de sa vie ont été assez difficiles et le projet n’a jamais abouti. L’idée m’est cependant restée en tête, et m’a amenée à solliciter Yves.»

T’Sjoen: «Je pense aussi à des figures comme Geert van Istendael et David van Reybrouck, des écrivains flamands qui évoluent dans le contexte bruxellois, à l’intersection des deux cultures. Et nous avons de très nombreux écrivains qui se qualifient eux-mêmes d’auteurs flamands mais sont connus à l’étranger comme auteurs belges, comme Hugo Claus et Tom Lanoye.»

De Mulder: «Ce que je trouve très intéressant, c’est la recherche d’une identité littéraire en Belgique. Cette question nous occupe depuis le XIXe siècle. En France, vous êtes dans le sillage de tous ces grands écrivains. Ici, nous nous demandons toujours comment nous affranchir, en tant qu’écrivains belges, de la France ou des Pays-Bas. Ce questionnement identitaire est tout à fait fondamental chez les auteurs de langue française aussi bien que néerlandaise.»

Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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